20 décembre 2025
T comme Toupie - La Toupie de Noël
Anthonio avait huit ans. Mais dans sa courte vie, il avait déjà vécu ce que beaucoup d'adultes n'expérimentent jamais : l'attente. La longue, l'interminable attente.
Cela faisait six ans qu'il vivait à l'orphelinat Sainte-Marie. Six ans qu'il attendait. Six ans qu'il espérait que des parents – de vrais parents – voudraient bien l'adopter, le choisir, l'aimer.
Au début, quand il avait deux ans et qu'il venait d'arriver après l'accident qui lui avait pris sa famille, il ne comprenait pas vraiment. Il était trop petit. Mais en grandissant, en voyant d'autres enfants partir avec des couples souriants, des familles chaleureuses, il avait commencé à comprendre. Et à attendre. Et à espérer.
Puis, année après année, l'espoir s'était érodé comme un galet sous les vagues. Chaque couple qui venait visiter l'orphelinat et repartait sans lui. Chaque fois qu'on choisissait un autre enfant. Chaque Noël passé dans le dortoir collectif au lieu d'une vraie maison.
Maintenant, à huit ans, Anthonio n'avait plus vraiment d'espoir. Il avait appris à ne plus en avoir. C'était moins douloureux ainsi.
Excepté... excepté pour une chose. Une toute petite chose qu'il s'autorisait encore à croire, même s'il savait que c'était probablement stupide, enfantin.
Il voulait encore croire à la magie de Noël.
Ce matin-là, le 25 décembre, tous les enfants de l'orphelinat s'étaient rassemblés dans le grand salon autour du sapin décoré. Madame Dubois, la directrice, distribuait les cadeaux avec son sourire habituel, un peu fatigué mais sincère.
« Anthonio ! » appela-t-elle. « Celui-ci est pour toi. »
Le garçon s'avança lentement et prit le paquet enveloppé de papier rouge et doré. Il n'était pas très gros. Pas très lourd non plus. Il retourna s'asseoir dans son coin, le paquet sur les genoux.
Les autres enfants déchiraient déjà leurs emballages avec excitation, criant de joie en découvrant leurs cadeaux. Mais Anthonio, lui, hésitait.
Il regardait le paquet. Le tournait entre ses mains. Le secouait doucement pour essayer de deviner ce qu'il contenait.
Et il avait peur.
Peur d'être déçu. Encore. Peur que ce soit juste un cadeau commercial, impersonnel, quelque chose acheté en gros pour tous les enfants de l'orphelinat. Peur que ce ne soit pas son cadeau à lui, quelque chose choisi spécialement pour Anthonio.
Peur que la magie n'existe pas.
Alors il attendit. Une minute. Deux minutes. Cinq minutes. Les autres enfants jouaient déjà avec leurs nouveaux jouets, mais lui restait là, immobile, le paquet intact sur les genoux.
« Anthonio ? » Madame Dubois s'était approchée doucement. « Tu ne veux pas ouvrir ton cadeau ? »
« Si... » murmura-t-il. « Je... j'ai juste besoin d'une minute encore. »
Elle hocha la tête avec compréhension et s'éloigna.
Anthonio prit une grande inspiration. Puis, lentement, très lentement, il commença à défaire le ruban doré. Puis à déchirer le papier rouge. Un coin. Puis un autre. Puis tout le papier.
Une boîte en carton apparut. Il l'ouvrit avec des mains tremblantes.
À l'intérieur, nichée dans du papier de soie blanc, se trouvait une toupie.
Une magnifique toupie en bois peint. Rouge et or, avec des motifs qui ressemblaient à des étoiles filantes. Elle tenait parfaitement dans la paume de sa main, lisse et bien équilibrée.
Anthonio la sortit délicatement de sa boîte.
« Alors ? » demanda Madame Dubois qui s'était rapprochée à nouveau. « Tu es content de ton cadeau ? »
Anthonio regarda la toupie. C'était exactement celle qu'il avait demandée dans sa lettre au Père Noël. Celle dont il avait toujours rêvé. Celle qu'il avait vue dans la vitrine du magasin de jouets au village lors de la sortie de l'orphelinat.
« Oui, » dit-il. « Je suis content. »
Mais même en prononçant ces mots, il sentait qu'ils n'étaient pas tout à fait vrais. Ou plutôt, ils n'étaient pas complets.
Oui, il était content d'avoir la toupie. Oui, c'était exactement ce qu'il voulait.
Mais... quelque chose manquait. Comme un vide. Comme si la toupie, aussi belle soit-elle, n'était qu'un objet. Juste un objet.
Il aurait voulu... il ne savait pas exactement quoi. Quelque chose de plus. Quelque chose de magique. De vraiment magique.
Les autres adultes de l'orphelinat vinrent voir sa toupie, la complimentèrent, lui demandèrent s'il était heureux. Il répondit que oui, avec un petit sourire poli. Mais au fond de lui, cette sensation persistait.
Il manquait quelque chose.
Après le déjeuner de Noël, quand tous les enfants montèrent faire la sieste ou jouer dans leurs chambres, Anthonio retourna dans le salon. Il regarda sa toupie encore un moment, puis, ne sachant pas trop pourquoi, il la glissa sous le grand tapis près de la cheminée.
« Je jouerai avec toi plus tard, » murmura-t-il à la toupie, comme pour s'excuser.
Puis il monta dans le dortoir et s'allongea sur son lit, fixant le plafond avec ce vide étrange dans la poitrine.
La nuit tomba. L'orphelinat s'endormit peu à peu. Les lumières s'éteignirent une à une. Le silence s'installa, seulement troublé par le craquement occasionnel du vieux bâtiment et le sifflement du vent dehors.
Anthonio dormait d'un sommeil agité, se tournant et se retournant dans son lit.
Puis, quelque chose le réveilla.
Un bruit. Un drôle de bruit venant d'en bas.
Un froissement d'abord. Comme si quelque chose bougeait sous le tapis. Puis un vrombissement. Vrrrrr. Puis un son plus aigu. Vrip. Et enfin, un petit choc sourd. Boum.
Anthonio ouvrit les yeux dans le noir. Il tendit l'oreille. Le bruit continuait. Vrrrrr. Vrip. Boum.
Curieux et un peu inquiet, il se leva sans bruit, enfila ses pantoufles, et descendit l'escalier en faisant attention à ne pas réveiller les autres enfants ni Madame Dubois dont la chambre était au bout du couloir.
Quand il arriva dans le grand salon, il s'arrêta net.
Une lumière brillait sous le tapis. Une lumière dorée, chaude, qui pulsait doucement au rythme du vrombissement.
Vrrrrr. Vrip. Boum.
Le cœur battant, Anthonio s'approcha et souleva un coin du tapis.
Sa toupie tournait toute seule sur le plancher. Elle tournait si vite qu'elle n'était plus qu'un tourbillon de couleurs rouges et dorées. Et elle brillait. Elle brillait d'une lumière qui ne venait pas de l'extérieur, mais de l'intérieur, comme si elle contenait une étoile.
Anthonio la fixa, fasciné, incapable de détourner le regard.
Et sous ses yeux émerveillés, la toupie commença à grandir.
D'abord lentement. Elle passa de la taille d'une main à celle d'un ballon de football. Puis d'un ballon de plage. Puis elle devint aussi grande qu'Anthonio lui-même.
Et elle continuait de grandir.
Bientôt, elle atteignit la taille d'une voiture. Puis d'une petite maison. Elle occupait maintenant tout le centre du salon, tournant toujours sur elle-même avec ce vrombissement hypnotique.
Mais ce n'était plus exactement une toupie. C'était devenu une sorte de... bulle. Une immense bulle transparente comme celles des remontées mécaniques de ski que Anthonio avait vues en photo. Ronde, lumineuse, avec une porte qui s'était ouverte sur le côté, révélant un intérieur doux et accueillant tapissé de coussins.
Anthonio ne réfléchit pas. Il ne se posa pas de questions. Quelque chose en lui savait qu'il devait entrer.
Il grimpa à l'intérieur de la bulle-toupie.
Aussitôt qu'il s'assit sur les coussins confortables, la porte se referma en douceur. Et la toupie se remit à tourner.
Mais cette fois, elle tournait de plus en plus vite. De plus en plus vite. Le salon autour de lui devint flou. Les murs disparurent. Les meubles se fondirent en traînées de couleurs.
La toupie tournait. Encore et encore. De plus en plus vite. Vrrrrr. Vrip. Vrrrrr. Vrip.
Anthonio n'avait plus aucune notion du temps. Tournait-il depuis une seconde ? Une minute ? Une heure ? Il ne savait plus. L'espace aussi avait perdu tout sens. Où était-il ? Dans le salon ? Dans le ciel ? Dans un autre monde ?
Tout n'était que mouvement, lumière, vitesse.
Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la rotation ralentit.
La toupie tourna de plus en plus lentement. Les couleurs floues commencèrent à se solidifier. Des formes apparurent. Des murs. Des meubles. Des visages.
Et enfin, la toupie s'arrêta complètement.
Anthonio cligna des yeux, étourdi.
Il n'était plus dans le salon de l'orphelinat.
Il était... dans une maison. Une vraie maison. Chaleureuse, lumineuse, avec un canapé confortable, des rideaux colorés, des photos accrochées aux murs. Une odeur de cuisine flottait dans l'air. Quelque chose qui sentait bon. Le pain frais. Le chocolat chaud peut-être.
Et il n'était pas seul.
Autour de lui se tenaient des gens. Un homme aux cheveux noirs grisonnants et au sourire doux. Une femme aux yeux brillants et aux mains tendues vers lui. Ils le regardaient avec tant d'amour, tant de tendresse, que le cœur d'Anthonio se serra.
« Bienvenue à la maison, mon chéri, » dit la femme.
« On t'attendait, » ajouta l'homme.
Et Anthonio savait. Il ne savait pas comment il savait, mais il savait. C'étaient ses parents. Pas ses parents biologiques qu'il avait perdus il y a si longtemps. Mais ses parents. Sa famille. Ceux qui l'avaient choisi. Ceux qui l'aimaient.
Il se sentait en sécurité. Complètement, totalement en sécurité. Comme s'il était enfin arrivé quelque part où il avait toujours dû être.
Sur le manteau de la cheminée, il vit des photos encadrées. Des photos de lui. Lui en train de souffler des bougies d'anniversaire. Lui en train de jouer dans un jardin. Lui en train de rire avec ces mêmes personnes qui se tenaient maintenant devant lui.
Des souvenirs qui n'existaient pas encore. Mais qui existeraient.
« Anthonio, » dit l'homme en s'agenouillant à sa hauteur. « Tu sais que tu fais partie de cette famille, n'est-ce pas ? »
Anthonio hocha la tête, incapable de parler. Sa gorge était trop serrée.
Il voulut dire quelque chose, mais avant qu'il puisse prononcer un mot, la toupie se remit à tourner.
Vrrrrr. Vrip. Vrrrrr. Vrip.
Le monde redevint flou. La maison se dissolva. Les visages s'estompèrent.
« Non ! » cria Anthonio. « Attendez ! »
Mais c'était trop tard. La toupie tournait déjà à toute vitesse, l'emportant ailleurs, vers autre chose.
Elle tourna longtemps. Très longtemps. Ou peut-être pas. Le temps n'avait plus de sens.
Puis, à nouveau, elle ralentit. S'arrêta.
Anthonio ouvrit les yeux.
Il n'était plus dans la maison chaleureuse. Il était... dehors. Devant un grand bâtiment moderne avec des vitres qui reflétaient le ciel bleu.
Mais il n'était plus le petit garçon de huit ans.
Il était plus grand. Beaucoup plus grand. Il avait... quel âge ? Vingt-cinq ans ? Trente peut-être ?
Il portait un costume-cravate impeccable. Dans sa main gauche, il tenait un attaché-case en cuir. Il le regarda un moment, fronçant les sourcils, puis se demanda si ce ne serait pas mieux dans la main droite.
Il fit passer l'attaché-case de gauche à droite. Puis de droite à gauche. Puis à nouveau de gauche à droite. Il sourit en le balançant ainsi, trouvant ce geste étrangement amusant.
Puis il leva les yeux vers le bâtiment devant lui.
Sur la grande enseigne en lettres dorées, il lut : ENTREPRISE SAJAN PÈRE ET FILS
Sajan.
Ce nom. Ce nom qu'il avait vu sur les photos dans la maison. Le nom de l'homme et de la femme qui l'avaient accueilli.
Son nom.
Anthonio Sajan.
Il travaillait dans l'entreprise familiale. Avec son père. Père et Fils.
Une larme coula lentement le long de sa joue gauche. Une seule larme, chaude et lourde de tout ce qu'elle contenait.
Il l'essuya doucement avec sa main droite, celle qui tenait l'attaché-case un instant plus tôt.
Il n'était pas triste. Non. C'était le contraire.
Il était juste... heureux. Complètement, profondément, simplement heureux.
Il avait trouvé sa place. Il avait une famille. Il avait un avenir. Il avait un nom qui était le sien et celui d'un père qui l'aimait.
Il sourit à travers sa larme, regardant l'enseigne briller sous le soleil.
Puis, une fois encore, la toupie se remit à tourner.
Vrrrrr. Vrip. Vrrrrr. Vrip.
Cette fois, quand la rotation ralentit et s'arrêta, Anthonio était de retour.
De retour dans le salon de l'orphelinat. De retour dans son corps de huit ans. De retour dans la nuit de Noël.
La bulle-toupie avait rétréci. Elle redevenait petite, de plus en plus petite, jusqu'à retrouver sa taille originale. Une simple toupie rouge et or dans la paume d'un enfant.
Anthonio était assis par terre, la toupie immobile dans sa main, le cœur battant à tout rompre.
Il était encore secoué. Secoué par tout ce qu'il avait vu. Tout ce qu'il avait ressenti. La maison. La famille. L'amour. Le futur. Le bonheur.
Était-ce réel ? Était-ce vraiment son avenir ? Ou n'était-ce qu'un rêve ?
Mais au fond de lui, il savait. Il savait que c'était réel. Que c'était son futur. Que ces gens existaient. Que ce bonheur l'attendait.
Il serra la toupie contre son cœur, fermant les yeux.
Et c'est à ce moment-là qu'il entendit des pas dans l'escalier.
Anthonio se leva d'un bond, rangeant rapidement la toupie dans la poche de son pyjama. Madame Dubois descendait, suivie de... de deux personnes.
Un homme et une femme.
Le cœur d'Anthonio s'arrêta de battre.
C'étaient eux.
L'homme aux cheveux noirs grisonnants. La femme aux yeux brillants.
Les Sajan.
Ses futurs parents.
Ils étaient là. Maintenant. Cette nuit. Dans l'orphelinat.
« Anthonio, » dit Madame Dubois doucement, un sourire inhabituel sur son visage fatigué. « Tu ne dors pas ? Tant mieux. J'aimerais te présenter quelqu'un. Monsieur et Madame Sajan sont venus... »
Mais elle ne finit pas sa phrase.
Parce qu'Anthonio avait déjà traversé le salon en courant.
Il leur sauta dessus sans hésitation, sans peur, sans retenue. Il enroula ses bras autour d'eux, serrant fort, si fort, comme s'il avait peur qu'ils disparaissent s'il les lâchait.
Monsieur et Madame Sajan, surpris d'abord, échangèrent un regard émerveillé. Puis ils refermèrent leurs bras autour du petit garçon, le serrant contre eux avec une émotion qui les submergea tous les deux.
Madame Sajan avait les larmes aux yeux. « Oh, » murmura-t-elle, sa voix tremblante. « Oh, mon chéri. »
Monsieur Sajan, lui aussi, avait le regard brillant de larmes contenues. « On est là, » dit-il doucement. « On est enfin là. »
Ils en rêvaient depuis tellement longtemps de ce moment. Des années de démarches, d'attente, de paperasse, d'espoir et de déception. Et ce moment était enfin là. Magique. Puissant. Réel.
Anthonio ne disait rien. Il ne pouvait rien dire. Sa gorge était trop serrée, son cœur trop plein. Il souriait juste, les yeux fermés, son visage enfoui contre l'épaule de Madame Sajan.
Une larme coula lentement le long de sa joue gauche. Exactement comme dans le futur qu'il avait vu. La même larme. La même joue.
Mais ce n'était plus le futur.
C'était maintenant.
Madame Dubois, debout un peu en retrait, s'essuya discrètement les yeux avec un mouchoir. Elle avait vu beaucoup d'adoptions en trente ans de carrière. Mais celle-ci... celle-ci était différente. Quelque chose de spécial flottait dans l'air. Quelque chose de magique.
Les Sajan et Anthonio restèrent enlacés longtemps, très longtemps. Comme s'ils rattrapaient toutes ces années où ils ne s'étaient pas connus. Toutes ces années où ils s'étaient cherchés sans le savoir.
Quand ils se séparèrent enfin, tous les trois avaient les yeux rouges et les sourires immenses.
« On vient te chercher demain matin, » dit Monsieur Sajan en caressant doucement les cheveux d'Anthonio. « Dès que la paperasse sera finalisée. Tu vas venir vivre avec nous. Pour toujours. »
« Pour toujours, » répéta Anthonio dans un souffle.
« Pour toujours, » confirma Madame Sajan en embrassant son front.
Cette nuit-là, après le départ des Sajan qui avaient promis de revenir aux premières heures du jour, Anthonio remonta dans le dortoir.
Mais il ne dormit pas.
Il resta assis sur son lit, la toupie serrée dans ses mains.
Il la regarda longuement dans la pénombre. Elle ne tournait plus toute seule. Elle ne brillait plus. Elle ne grandissait plus. C'était redevenu une simple toupie en bois peint, rouge et or.
Mais pour Anthonio, ce n'était pas une simple toupie.
C'était le plus précieux des trésors.
Elle lui avait montré son avenir. Elle lui avait redonné l'espoir. Elle lui avait prouvé que la magie existait vraiment.
Et maintenant, même si elle ne voyageait plus dans le temps, même si elle restait juste une toupie immobile dans ses mains, elle lui rappellerait toujours ce voyage. Elle lui rappellerait toujours ce qu'elle lui avait donné.
L'espoir.
Anthonio la posa sur la table de nuit à côté de son lit. Puis il se glissa sous ses couvertures, un sourire aux lèvres.
Dehors, les premières lueurs de l'aube commençaient à teinter le ciel.
C'était le matin de Noël.
Et pour Anthonio, c'était le premier jour du reste de sa vie.
Fin




