21 décembre 2025
U comme Univers de Noël - U comme Utopie
Il était 6h47 du matin. Le réveil sonnait avec insistance dans la chambre d'Axel.
« Axel ! Debout ! On part dans une heure ! » cria sa mère depuis le couloir, déjà habillée, déjà maquillée, déjà en train de consulter ses emails sur son téléphone.
Axel, huit ans, ouvrit les yeux dans le noir. Encore un voyage. Encore un aéroport. Encore un hôtel quelque part où il ne neigerait pas, où ce ne serait pas Noël, où ses parents seraient encore sur leurs ordinateurs et leurs téléphones.
Il se leva mécaniquement, s'habilla, descendit.
Dans la cuisine, son père avalait un café debout, l'ordinateur portable ouvert sur le comptoir, un téléphone coincé entre l'oreille et l'épaule.
« Oui, je comprends, mais le dossier doit être bouclé avant jeudi... Non, écoutez... »
Sa mère passait en coup de vent, attrapant un toast, vérifiant sa montre.
« Axel, tu as pris ton sac ? Dépêche-toi. On n'a pas le temps. »
Pas le temps. Jamais le temps.
Axel mangea ses céréales en silence. Seul. Comme tous les matins.
Les jours passaient ainsi. Métro, boulot, dodo, comme disaient les adultes. Sauf que pour les parents d'Axel, c'était plutôt : avion, réunion, emails, dodo. Et recommencer.
Même à la maison, ils n'étaient pas vraiment là. Physiquement présents, mais leurs esprits ailleurs. Sur leurs écrans. Dans leurs dossiers. Dans leurs préoccupations professionnelles infinies.
« Papa, regarde ce que j'ai dessiné ! »
« Oui, c'est super mon chou, » répondait son père sans lever les yeux de son ordinateur.
« Maman, tu veux jouer avec moi ? »
« Tout à l'heure, chéri, j'ai un appel important. »
Tout à l'heure. Toujours tout à l'heure. Mais tout à l'heure n'arrivait jamais.
Pour l'occuper, ils lui achetaient des jeux. Beaucoup de jeux. Mais pas des jeux de société – ça prendrait trop de temps, et ils n'en avaient pas. Des jeux qu'il pouvait faire seul. Des tablettes. Des consoles. Des choses qui le gardaient tranquille, qui ne demandaient pas d'attention, qui ne créaient pas d'agitation.
Car l'agitation, ils ne pouvaient plus la gérer. Ils étaient trop fatigués. Trop épuisés. Au bord du burn-out tous les deux, même s'ils ne l'admettaient pas.
Et ils n'étaient plus patients. Plus du tout.
C'était la veille de Noël. Encore un voyage. Cette fois à Dubaï. Pas de neige là-bas non plus. Juste du soleil, du sable, et l'hôtel cinq étoiles où ses parents assisteraient à un séminaire pendant que lui resterait à la piscine sous la surveillance d'une baby-sitter qu'il ne connaissait pas.
Ce soir-là, dans la chambre d'hôtel impersonnelle, Axel regarda par la fenêtre le ciel étoilé du désert. Ses parents étaient dans la pièce à côté, chacun sur son ordinateur, préparant leurs présentations du lendemain.
Il ferma les yeux très fort et fit un vœu. Le seul vœu qui comptait vraiment.
« J'aimerais que ce soit toujours Noël, » murmura-t-il dans le noir. « Et le passer avec mes parents. Vraiment avec eux. »
Une larme coula sur sa joue. Il s'endormit en la sentant sécher lentement.
Quand Axel se réveilla, quelque chose avait changé.
Il n'était plus dans la chambre d'hôtel. Il était... dehors. Allongé sur quelque chose de doux et froid. De la neige.
Il ouvrit les yeux, cligna plusieurs fois.
Autour de lui s'étendait un paysage de conte de fées. De la neige à perte de vue. Des arbres scintillants de givre. Des maisons colorées avec des toits enneigés d'où s'échappait une fumée accueillante. Des guirlandes lumineuses partout, accrochées entre les bâtiments, illuminant des rues pavées.
Et il n'était pas seul.
À quelques mètres, ses parents se relevaient aussi, complètement désorientés.
« Quoi... où... » Sa mère regardait autour d'elle, incrédule. « Qu'est-ce qui s'est passé ? »
« On était à Dubaï, » dit son père, se frottant les yeux. « Comment... »
Axel se leva, le cœur battant. Avait-il... avait-il vraiment fait un vœu ? Et ce vœu s'était-il réalisé ?
Une dame aux joues roses et au sourire chaleureux s'approcha d'eux. Elle portait un long manteau rouge bordé de fourrure blanche et des bottes fourrées.
« Bienvenue ! » dit-elle joyeusement. « Vous devez être perdus. Venez, je vais vous aider à trouver un endroit où dormir. »
Les parents d'Axel échangèrent un regard perdu. La mère porta instinctivement la main à sa poche, cherchant son téléphone.
« Mon téléphone ! Il ne s'allume plus ! »
Le père sortit le sien. Écran noir. Mort.
« Le mien non plus. Qu'est-ce qui se passe ? »
« Les téléphones ne fonctionnent pas ici, » expliqua la dame avec douceur. « Ni les ordinateurs d'ailleurs. Ce monde est... différent. Venez, je vais tout vous expliquer. »
Elle les conduisit à un petit hôtel douillet au bout d'une rue pavée. L'enseigne disait : AUBERGE DU RENNE JOYEUX.
« Vous pourrez rester ici le temps de votre séjour, » dit la dame. « Je m'appelle Marta, au fait. »
« Notre séjour ? » répéta la mère d'Axel. « Mais nous devons rentrer. Nous avons du travail. Des réunions. Des... »
Elle s'arrêta net. Sans téléphone, sans ordinateur, sans internet... comment pourraient-ils travailler ?
Marta sourit avec compréhension. « Ici, on ne travaille pas comme vous le faites. Vous verrez. Reposez-vous d'abord. »
Elle les laissa dans une chambre charmante avec des lits moelleux, une cheminée crépitante, et de grandes fenêtres donnant sur la rue enneigée illuminée.
Le père d'Axel se pinça le bras. « Aïe ! »
« Quoi ? » demanda la mère.
« Je voulais vérifier si... si ce n'est pas un rêve. »
« Et ? »
« Non. Ça fait vraiment mal. Ce n'est pas un rêve. »
Ils se regardèrent, complètement perdus.
Axel, lui, souriait pour la première fois depuis longtemps.
Le lendemain matin – enfin, ce qui semblait être le matin –, le père d'Axel mit le réveil de sa montre par habitude. À 6h45, la sonnerie retentit.
Il se leva, réveilla sa femme. « Allez, debout. »
Ils se préparèrent avec leur routine habituelle : douche rapide, habillage en vitesse, descente pour le petit-déjeuner.
Mais quelque chose d'étrange se produisit.
La douche... prit du temps. Beaucoup de temps. L'eau coulait normalement, mais le temps d'attendre que l'eau chauffe, de se savonner, de se rincer... cela semblait durer une éternité.
« C'est bizarre, » marmonna le père en sortant enfin de la salle de bain. « J'ai l'impression d'avoir passé une heure sous la douche. »
Le petit-déjeuner était servi dans une salle commune chaleureuse. Ils s'assirent, commandèrent. Œufs, pain, confiture, café.
Là encore, tout prenait du temps. Le serveur apportait les plats avec lenteur, mais pas une lenteur agaçante. Une lenteur... paisible. Naturelle. Comme si le temps lui-même s'était détendu.
Quand ils eurent fini de manger – et cela avait pris ce qui leur semblait être deux heures au lieu des quinze minutes habituelles –, le père regarda sa montre.
« Il n'est que 9h30 ?! »
« Comment est-ce possible ? » La mère vérifia sa propre montre. Même heure.
Ils se regardèrent, déconcertés. Sur Terre, un dimanche matin, ils auraient déjà fait trois choses. Ici, ils avaient l'impression d'avoir vécu une matinée entière... et il n'était même pas 10h.
« Le temps... » murmura Axel. « Le temps est différent ici. »
Ses parents le regardèrent. Et pour la première fois depuis très longtemps, ils le regardèrent vraiment.
Axel partit explorer pendant que ses parents restaient à l'auberge, ne sachant trop quoi faire sans leurs appareils électroniques.
Pour la première fois depuis des années, ils se retrouvèrent face à face. Juste eux deux. Sans écrans entre eux.
Au début, c'était... gênant.
Ils ne savaient plus quoi se dire. Leurs conversations tournaient toujours autour du travail, des emails, des dossiers. Mais ici, tout cela n'existait pas.
« Alors... » commença le père. « C'est étrange, non ? »
« Très étrange, » répondit la mère.
Silence.
« Tu crois qu'on est... morts ? » demanda-t-elle soudain.
« Non. Je me suis pincé. Et puis, on a dormi. Les morts ne dorment pas, si ? »
« Je suppose que non. »
Nouveau silence.
Puis, lentement, maladroitement, ils commencèrent à parler. De vraies choses. De choses qu'ils n'avaient plus évoquées depuis des années.
« Tu te souviens de notre voyage en Italie ? » dit la mère. « Avant la naissance d'Axel ? »
« Oui. On avait pris notre temps. On se promenait sans but. »
« On riait beaucoup. »
« Oui. »
Silence à nouveau. Mais cette fois, un silence confortable.
« Qu'est-ce qui nous est arrivé ? » murmura le père.
« Je ne sais pas. Le travail. Les responsabilités. On s'est perdus quelque part en chemin. »
Ils restèrent assis là, dans la salle commune de l'auberge, à redécouvrir la présence de l'autre. Et contre toute attente... c'était agréable. Vraiment agréable.
Axel, pendant ce temps, avait découvert les ateliers.
Au centre du village se trouvait un grand bâtiment chaleureux d'où provenaient des rires d'enfants. Curieux, il entra.
C'était un atelier immense, rempli d'enfants de tous âges qui fabriquaient... des choses. Toutes sortes de choses. Avec du papier toilette, du carton, du papier journal, des rouleaux de sopalin, des boîtes de conserve vides, du tissu récupéré.
« Salut ! » Une petite fille aux tresses rousses s'approcha de lui. « Tu es nouveau ? Tu veux fabriquer quelque chose ? »
« Euh... oui ? » répondit Axel, encore un peu timide.
« Super ! Viens, je vais te montrer ! »
Elle l'emmena à une table où d'autres enfants travaillaient sur... des rennes. Des rennes faits en papier toilette, avec des branches collées pour les bois, des boutons pour les yeux.
« On prépare les chars pour le défilé de dimanche, » expliqua la petite fille. « Je m'appelle Léna. »
« Moi, c'est Axel. »
« Enchantée, Axel ! Tiens, prends du papier toilette et je vais te montrer comment faire. »
Pendant des heures – ou ce qui semblait être des heures, mais le temps ici était si étrange –, Axel fabriqua. Il créa un renne. Puis un deuxième. Puis un troisième. Ses mains étaient pleines de colle, ses vêtements tachés de peinture, et il n'avait jamais été aussi heureux.
Autour de lui, les enfants riaient, s'entraidaient, partageaient leurs idées. C'était bruyant, joyeux, vivant. L'opposé total des soirées silencieuses à la maison où il jouait seul à des jeux vidéo pendant que ses parents tapaient sur leurs claviers.
« Et le char ? » demanda Axel. « C'est quoi ? »
« Oh, attends, je vais te montrer ! »
Léna l'emmena dehors, derrière l'atelier. Là se trouvaient d'immenses structures en carton et bois, décorées de mille couleurs. Des chars de carnaval géants, mais faits entièrement à la main, avec des matériaux de récupération.
« Tous les dimanches, il y a un grand défilé dans le village, » expliqua Léna. « Tout le monde participe. Les enfants créent les chars et les décorations. Les adultes aident à les construire et les pousser. C'est la fête ! »
« Tous les dimanches ? » répéta Axel, émerveillé.
« Oui ! Ici, c'est toujours Noël. »
Toujours Noël. Son vœu. Son vœu s'était réalisé.
Le soir venu, Axel rentra à l'auberge, les bras chargés de ses créations. Trois rennes en papier toilette, maladroits mais faits avec amour.
Il entra dans la chambre où ses parents étaient assis, simplement assis, en train de discuter tranquillement.
« Papa ! Maman ! Regardez ce que j'ai fait ! »
Instinctivement, le père commença à dire : « Oui, c'est super mon chou... »
Puis il s'arrêta. Leva vraiment les yeux. Regarda vraiment ce que tenait son fils.
« Tu as... tu as fait ça ? »
« Oui ! Dans l'atelier ! Avec du papier toilette ! C'est pour le défilé de dimanche ! »
La mère se leva, s'approcha, prit délicatement un des rennes dans ses mains.
« Axel... c'est magnifique. »
« Vraiment ? »
« Vraiment, » dit le père en s'agenouillant à sa hauteur pour mieux voir. « Regarde ces détails. Les bois en branches. Les yeux en boutons. Tu as fait tout ça tout seul ? »
« Léna m'a aidé un peu. Mais oui, c'est moi qui l'ai fait. »
Pour la première fois depuis qu'Axel pouvait se souvenir, ses parents étaient vraiment présents. Vraiment là. Vraiment en train de le regarder, de l'écouter, de s'intéresser sincèrement à ce qu'il avait créé.
Pas de « tout à l'heure ». Pas de « c'est super » distrait. De la vraie attention. De la vraie fierté.
Axel sentit quelque chose se réchauffer dans sa poitrine. Quelque chose qu'il croyait perdu.
Les jours passèrent – ou ce qui semblait être des jours, car le temps ici fonctionnait selon ses propres règles.
Le dimanche arriva. Le jour du défilé.
Toute la famille se rendit au centre du village où les chars étaient rassemblés. C'était un spectacle extraordinaire. Des dizaines de créations fantastiques faites de carton, de papier, de tissus récupérés. Des dragons. Des châteaux. Des rennes géants. Des traîneaux du Père Noël.
Axel retrouva Léna et les autres enfants de l'atelier. Ensemble, ils avaient créé un char représentant un immense renne tirant un traîneau rempli de cadeaux en papier mâché.
Le défilé commença. Musique, rires, chants. Les chars avançaient lentement dans les rues pavées, poussés par les adultes pendant que les enfants marchaient fièrement à côté de leurs créations.
Les parents d'Axel regardaient depuis le bord de la route. Et pour la première fois depuis qu'ils pouvaient se rappeler, ils applaudirent. Vraiment applaudirent. Pas de ces petits applaudissements polis et distraits. De vrais applaudissements enthousiastes, accompagnés de cris d'encouragement.
« Bravo Axel ! » « C'est magnifique ! » « On est tellement fiers de toi ! »
Axel les chercha des yeux dans la foule, les trouva, et leur fit un grand signe de la main. Son sourire illuminait tout son visage.
Ses parents se regardèrent, les larmes aux yeux.
« Quand avons-nous applaudi notre fils pour la dernière fois ? » murmura la mère.
« Je... je ne sais pas, » répondit le père, la voix tremblante. « Je ne m'en souviens pas. »
Ils restèrent une semaine de plus. Une semaine entière dans cet univers étrange et merveilleux.
Au début, ils observaient simplement. Puis, peu à peu, ils commencèrent à participer.
Un jour, une vieille dame leur demanda de l'aide pour porter ses courses. Ils acceptèrent. Elle les invita ensuite chez elle pour un thé, leur raconta son histoire, leur montra les jouets qu'elle fabriquait pour les enfants du village avec de vieux bouts de tissus.
Un autre jour, un homme en vêtements simples – presque débraillés selon les standards de la Terre, sans aucun bijou, aucun accessoire superflu, juste le strict nécessaire – leur proposa de les aider à réparer la roue d'une charrette. Ils passèrent l'après-midi ensemble, travaillant avec des outils qui semblaient venir d'un autre temps.
« Vous faites quoi dans la vie ? » demanda l'homme.
« Nous... » Le père d'Axel hésita. « Nous travaillons dans la finance. Enfin, travaillions. Là-bas. Sur Terre. »
« Ah. Et vous aimiez ça ? »
Silence.
« Je... je croyais que oui, » admit le père. « Mais maintenant, je ne sais plus. »
L'homme sourit avec sagesse. « C'est déjà un début. »
Ils rencontrèrent des gens de toutes sortes. Des gens aux mœurs différentes, aux coutumes étranges, qui vivaient simplement, sans prétention, sans compétition. Des gens qui portaient des habits d'un autre temps, qui n'avaient pas de téléphones ni d'ordinateurs, qui ne couraient pas après l'argent ou le statut.
Et ces gens étaient... heureux. Vraiment, profondément heureux.
Les parents d'Axel commencèrent à offrir des services eux aussi. Ils aidèrent à construire un nouveau toit pour l'école. Ils participèrent à la préparation d'un grand repas communautaire. Ils fabriquèrent même, maladroitement, quelques jouets en bois sous la supervision patiente d'un artisan.
Et lentement, quelque chose en eux changeait. La tension dans leurs épaules disparaissait. Les rides de stress sur leurs fronts s'atténuaient. Ils souriaient plus facilement.
Ils apprenaient l'humilité. Ils apprenaient la vraie générosité. Non pas donner de l'argent de loin, mais donner de son temps, de ses mains, de sa présence.
Un soir, alors qu'ils étaient tous les trois assis près de la cheminée de leur chambre, le père d'Axel prit la parole.
« Je pense qu'il est temps de rentrer. »
Axel leva la tête, surpris et un peu triste. « Déjà ? »
« Oui. Mais pas parce que je veux quitter cet endroit. Au contraire. » Il regarda sa femme qui hocha la tête. « Nous voulons rentrer pour... pour mettre de l'ordre dans notre vie. Pour appliquer ce que nous avons appris ici. »
« Vous voulez vraiment faire ça ? » demanda Axel, plein d'espoir.
« Oui, » dit la mère en prenant la main de son fils. « On a compris. On a enfin compris ce qui comptait vraiment. »
Cette nuit-là, Axel fit un autre vœu. Plus silencieux. Plus intime.
« Merci, » murmura-t-il dans le noir. « Et maintenant, s'il vous plaît, laissez-nous rentrer pour rendre notre monde meilleur. »
Quand ils se réveillèrent, ils étaient de retour dans leur maison. Sur Terre. Dans leur vie normale.
Sauf que... rien ne serait plus jamais normal de la même façon.
Les premières semaines furent difficiles. Le monde de la Terre leur semblait si bruyant, si pressé, si superficiel après ce qu'ils avaient vécu. Mais ils tinrent bon.
Le père mit son téléphone en mode avion dès qu'il rentrait à la maison. La mère fit de même. Finis les emails au dîner. Finis les appels professionnels le week-end.
Ils ralentirent leur rythme de travail. Apprirent à dire non. À déléguer. À ne plus courir comme des lapins d'Alice au Pays des Merveilles, cherchant la meilleure place, le meilleur poste, le meilleur salaire.
Ils prirent deux mois de vacances. Deux mois entiers. Du jamais vu pour eux.
Pendant ces deux mois, ils créèrent des ateliers créatifs à la maison. Axel leur apprenait ce qu'il avait appris dans l'Univers. Ils fabriquaient ensemble des objets avec du papier, du carton, des matériaux de récupération. Ils riaient. Ils parlaient. Ils étaient enfin présents.
Ils sortirent plus dans leur quartier. Souriaient aux inconnus. Disaient bonjour aux voisins qu'ils ne connaissaient pas vraiment.
Et ils regardaient le monde différemment. Sans se sentir supérieurs. Sans juger les gens à leurs vêtements ou leurs possessions. Ils voyaient les êtres humains. Juste les êtres humains.
Un soir de décembre, en revenant de faire des courses, ils croisèrent un homme assis sur un carton au coin de la rue. Un SDF. Ils l'avaient déjà vu des dizaines de fois auparavant, mais ne lui avaient jamais vraiment parlé.
Cette fois, ils s'arrêtèrent.
« Bonsoir, » dit le père d'Axel.
L'homme leva des yeux surpris. « Bonsoir. »
« Comment vous appelez-vous ? »
« Michel. »
« Enchanté, Michel. Moi c'est Pierre. Voici ma femme Sophie et mon fils Axel. »
Ils discutèrent. Vraiment discutèrent. Pas comme des riches faisant la charité à un pauvre. Mais comme des êtres humains se parlant d'égal à égal.
Michel raconta son histoire. Un divorce difficile. Une perte d'emploi. Une spirale descendante. Des années dans la rue.
« Vous savez, » dit Sophie, « Noël arrive bientôt. »
« Oui, » répondit Michel avec un sourire triste. « Je sais. »
« Voudriez-vous... voudriez-vous venir passer Noël avec nous ? Manger avec nous. Dormir chez nous. »
Michel cligna des yeux, certain d'avoir mal entendu. « Pardon ? »
« Et pas seulement pour Noël, » ajouta Pierre. « Nous avons une entreprise. Nous cherchons quelqu'un. Un poste à temps plein. Si vous êtes intéressé. »
Les larmes montèrent aux yeux de Michel. « Vous... vous êtes sérieux ? »
« Absolument. »
Michel pleura. Axel lui tendit un mouchoir en papier.
« Merci, » murmura Michel. « Merci. »
Mais ils ne s'arrêtèrent pas là.
L'idée germa lentement, puis grandit, devint un projet, puis une réalité.
Pierre et Sophie vendirent une partie de leurs biens superflus. Ils investirent dans quelque chose de différent. Quelque chose de nouveau. Quelque chose qui aurait semblé fou à leurs anciens collègues.
Ils construisirent – ou plutôt financèrent la construction – d'un complexe innovant.
D'un côté, une maison de retraite moderne et chaleureuse. De l'autre, une crèche et une garderie. Entre les deux, un centre de réinsertion pour personnes en difficulté.
Mais ce n'étaient pas trois bâtiments séparés. Non. C'était un seul espace, ouvert, connecté, où tout le monde se rencontrait.
Les enfants de la crèche venaient voir les personnes âgées tous les jours. Ils jouaient ensemble, lisaient des livres, faisaient des puzzles. Les visages ridés s'illuminaient au contact des petites mains potelées.
Les personnes âgées, à leur tour, enseignaient aux élèves plus grands. Ils racontaient l'histoire. Pas l'histoire des livres, mais leur histoire. La vraie vie. Les guerres qu'ils avaient vécues. Les amours qu'ils avaient connues. Les métiers qu'ils avaient exercés.
« Je vais vous raconter comment on fabriquait du pain quand j'avais votre âge, » disait Madame Dupont, 87 ans, à un groupe d'enfants fascinés.
« Moi, je peux vous apprendre à tricoter, » proposait Monsieur Bernard, 92 ans.
Les personnes en réinsertion – dont Michel – avaient un rôle essentiel. Ils apportaient les repas. Ils lisaient des histoires aux enfants. Ils écoutaient parler les personnes âgées qui avaient tant d'histoires à raconter et si peu d'oreilles pour les entendre.
En échange, ils recevaient un logement dans le complexe et une place. Une vraie place. Dans la société. Dans une famille.
Car c'était exactement ce que c'était devenu : une famille.
Tous étaient parrains et marraines les uns des autres. Madame Dupont était la marraine du petit Thomas, 3 ans. Michel était le parrain de Léa, 5 ans. Les enfants appelaient les personnes âgées Mamie et Papi, même s'ils n'avaient aucun lien de sang.
L'isolement était devenu une affaire du passé. Dépassée. Obsolète.
Un an après leur retour de l'Univers de Noël, Pierre, Sophie et Axel se tenaient devant le complexe, regardant par les grandes baies vitrées.
À l'intérieur, c'était le chaos joyeux de la vie. Des enfants qui couraient en riant. Des personnes âgées qui tricotaient en souriant. Michel qui lisait une histoire à un groupe d'enfants assis en cercle autour de lui. Une jeune femme en réinsertion qui poussait le fauteuil roulant de Monsieur Bernard vers la salle de musique.
Tout le monde avait sa place. Chacun était important. Et personne n'avait besoin de le démontrer. On le savait. Et puis c'est tout.
« Tu crois que l'Univers existe toujours ? » demanda Axel à ses parents.
« Je ne sais pas, » répondit Sophie. « Mais je pense que... je pense qu'on l'a ramené avec nous. »
« Oui, » dit Pierre en passant son bras autour des épaules de sa femme et de son fils. « On a créé notre propre univers de Noël. Ici. Maintenant. »
Axel sourit. Il leva les yeux vers le ciel où quelques flocons de neige commençaient à tomber.
Quelque part, dans un autre monde, dans un autre univers, peut-être que Léna et les autres enfants préparaient un nouveau char pour le défilé du dimanche. Peut-être que Marta servait le thé à des voyageurs perdus. Peut-être que le temps s'écoulait toujours lentement, paisiblement, différemment.
Ou peut-être que cet univers n'existait que dans les cœurs de ceux qui choisissaient d'y croire. De ceux qui décidaient de vivre selon ses principes. De donner et recevoir. De ralentir. D'être présents. De voir chacun comme important.
De créer une grande famille.
« Joyeux Noël, » murmura Axel.
« Joyeux Noël, » répondirent ses parents.
Et à travers les vitres, cent voix répondirent en écho, jeunes et vieilles, fortes et fragiles, mêlées en une seule harmonie :
« Joyeux Noël ! »
Épilogue
L'utopie n'est pas un rêve impossible. C'est un choix. Le choix de croire qu'un autre monde est possible. Que l'on peut vivre autrement. Plus lentement. Plus ensemble. Plus humainement.
L'Univers de Noël existe peut-être quelque part, dans une dimension parallèle, dans un pli du temps et de l'espace.
Ou peut-être qu'il existe ici, maintenant, dans chaque geste de générosité, dans chaque moment de présence, dans chaque main tendue.
Peut-être que Noël n'est pas une date sur le calendrier.
Peut-être que Noël est une façon de vivre.
U comme Univers de Noël.
U comme Utopie.
Ou peut-être simplement...
U comme Unis.
Fin




